Julien Nocetti (spécialiste des enjeux numériques) : « Il existe aujourd’hui une asymétrie entre le pouvoir des Gafam et celui des États » (3/3)

Troisième volet de la série des entretiens Digitemis consacrés à l’actualité internationale, aux questions de géopolitique et aux enjeux cyber. Après Olivier Kempf (expert en stratégie et en géopolitique) et Kevin Limonier (spécialiste de la Russie et du cyberespace russophone), c’est au tour de Julien Nocetti, directeur de la chaire ‘Gouvernance du risque cyber’ à Rennes School of Business, enseignant à Saint-Cyr, chercheur à GEODE et chercheur associé à l’IFRI , de répondre à nos questions. Au programme de notre entretien : l’influence des Gafam en Europe, la notion de souveraineté numérique, les enjeux liés aux nouvelles technologies à l’horizon 2030 ou encore l’évolution des relations entre l’Europe et les États-Unis.

Les questions posées à Julien Nocetti, spécialiste des enjeux numériques internationaux :

1. La crise Covid a accentué notre dépendance technologique vis-à-vis des Gafam. Peut-on espérer la réduire ?
2. Quel est le rôle des plateformes numériques américaines dans la guerre de l’information ?
3. Sous l’effet de l’influence croissante des Gafam en Europe, le concept de souveraineté numérique n’est-il plus qu’une coquille vide ?
4. Comment voyez-vous l’évolution des rapports géopolitiques entre l’Europe et les États-Unis à l’horizon 2030 ?
5. Pensez-vous qu’en 2030 nous serons parvenus à lutter efficacement contre les processus de manipulation à l’œuvre sur les réseaux sociaux ?
6. Les objets connectés (IoT), le métavers, intelligence artificielle, autant de nouvelles technologies, de nouveaux usages associés, et autant de nouvelles failles possibles. Quel seront les enjeux à l’horizon 2030 ?
7. Les agressions se multiplient dans le cyberespace français à l’encontre des entreprises, des OIV, des collectivités territoriales ou encore des hôpitaux… Pensez-vous que la France soit armée pour les parer ?
gafam interview de julien nocetti

1. La crise Covid a accentué notre dépendance technologique vis-à-vis des Gafam. Peut-on espérer la réduire ?

Julien Nocetti : « Espérer réduire cette dépendance technologique vis-à-vis des Gafam revient pour nous, Européens, à nous interroger sur ce débat – déjà assez ancien – sur la souveraineté numérique et l’autonomie stratégique. Rien de très nouveau donc. Mais il est vrai qu’avec la crise sanitaire, notre dépendance technologique s’est encore accrue et s’est accompagnée d’une exposition beaucoup plus forte aux vulnérabilités numériques. Cela a renforcé les craintes des décideurs économiques et des utilisateurs.

Aujourd’hui, nous sommes au croisement d’enjeux industriels, financiers et politiques, profondément politiques même parce que cela suppose non seulement une volonté d’agir mais aussi des capacités. Les Gafam et des acteurs comme Palantir ou Huawei ont des marges de manœuvre extrêmement importantes, et ce même en dépit des sanctions américaines à l’égard de cette dernière. Ces entreprises ont renforcé leur emprise ; elles ont des capacités d’influence et de lobbying significatives, même s’il ne faut pas les surévaluer. Cela démontre une asymétrie par rapport au pouvoir des États qui, aujourd’hui, sont défavorablement placés pour refuser des avances et pour s’affirmer dans un rapport de force plus équitable.

Le contexte post-Covid et de la guerre en Ukraine marquent indéniablement un momentum. La période actuelle montre que les grandes plateformes américaines sont, d’une certaine manière, partie prenante de ce conflit car elles prennent position, ce qui est un phénomène nouveau. C’est le cas de Starlink d’Elon Musk et surtout de Microsoft, qui prend position de plus en plus via ses communications, notamment par l’intermédiaire de son vice-président Brad Smith.

La démarche de ces entreprises est très symbolique : il s’agit de montrer que les États ne sont pas les seuls acteurs légitimes capables de démasquer des opérations numériques et qu’elles sont elles-mêmes bien placées pour le faire. Sans être trop pessimiste, je ne suis pas certain que les États européens aient tous les leviers en main pour résister efficacement : leur souveraineté numérique reste très déficiente. La guerre en Ukraine aura pour effet de renforcer nos liens avec les États-Unis. Avec pour conséquence probable, un relâchement sur des sujets auparavant fâcheux comme la question des transferts de données, qui est au cœur de l’agenda du Trade and Technology Council (TTC). Cela pose des rapports de puissance qui ne sont pas forcément favorables aux Européens. »

2. Quel est le rôle des plateformes numériques américaines dans la guerre de l’information ?

Julien Nocetti : « Sous la dénomination de Gafam, nous avons tendance à mettre tous ces acteurs dans le même sac. Or, il faut les différencier. Nous ne pouvons pas comparer le rôle d’Apple, de Google ou de Facebook sur le terrain informationnel. Nous avons coutume de replacer cet enjeu de désinformation et de propagande au travers du rôle joué par le groupe Meta, qui est dans l’œil du cyclone depuis des années, non seulement en Europe mais aussi aux États-Unis et au Royaume-Uni. Les pouvoirs publics de ces pays tiennent parfois des discours très virulents à son encontre.

Cela traduit cette centralité de la réception d’une information numérique à des fins stratégiques de la part d’États hostiles, d’adversaires géopolitiques. C’est le cas pour la Russie voire pour la Chine plus récemment : ces États n’hésitent plus à retourner les promesses du numérique à leurs propres fins. Ils renversent le discours sur la démocratisation par l’innovation et par le numérique. Leur démarche consiste à montrer le potentiel subversif que recèlent les réseaux sociaux et qui peuvent perturber un cycle électoral ou des manifestations.

Cet enjeu a fait l’objet de différentes initiatives diplomatiques, qui n’ont pas forcément toutes abouti, comme l’appel de Christchurch, qui avait suivi l’attentat dans cette ville néo-zélandaise en mars 2019. Cet événement avait fait l’objet d’une série d’initiatives diplomatiques, dont une portée par la France pour lutter contre la propagation des contenus haineux. Malgré un effet immédiat de cohésion internationale autour de ces problématiques, le suivi diplomatique dans les années qui suivent est assez compliqué. Malheureusement, nous nous habituons à ce type de crise, à ces utilisations malveillantes du numérique.

Pour les États, agir avec ou contre les plateformes ressemble à un chemin très tortueux. Certains d’entre eux ont essayé d’agir d’implantant des tech ambassadors – des ambassadeurs numériques – à Palo Alto ou au plus près des sièges sociaux des Gafam. Or, ce n’est pas forcément accepté par les Gafam car ils recherchent avant tout un dialogue local dans les pays où ils ont ouvert des bureaux. Cela constitue une limite supplémentaire à une recherche de leviers contre ceux-ci. »

3. Sous l’effet de l’influence croissante des Gafam en Europe, le concept de souveraineté numérique n’est-il plus qu’une coquille vide ?

gafam et europe entretien avec julien nocetti

Julien Nocetti : « Il faut vraiment comprendre que la notion de souveraineté numérique est perçue de façon très différenciée selon les pays. Le nuancier est presque aussi important que le nombre d’États-membres de l’Union européenne. En Allemagne ainsi que dans les pays baltes ou scandinaves, il existe une difficulté à appréhender la vision française de la souveraineté numérique, qui est très conceptuelle. Derrière le concept de souveraineté numérique se cache outre-rhin une démarche beaucoup plus opérationnelle et pragmatique, appréhendée à travers l’individu : il doit être souverain dans la maîtrise de ses données personnelles. En France, nous avons une vision plus globalisante qui laisse plus de place à l’intervention de l’État.

Cela illustre bien les clivages existants et les blocages au sein des institutions européennes. Ils sont dus en grande partie à ces différences d’appréciation. Les cartes mentales européennes au sujet de la souveraineté numérique ne sont pas alignées. Cela contribue grandement à entraver la cohésion au sein de l’Union européenne en matière de souveraineté numérique. Celle-ci est défaillante.

Ce sera d’autant plus compliqué qu’il n’existe pas en Europe de capital-risque de taille critique, ni de tissu industriel et encore moins de marché unifié. J’ajoute un facteur supplémentaire dans les débats sur la souveraineté numérique : la composante humaine. Il sera très difficile pour l’Union européenne de prétendre à une souveraineté numérique sans talents, sans expertise européenne, sans capacité à éduquer, à former, à retenir les talents, voire à en attirer en provenance du monde extra-européen.  

Le contexte de la guerre en Ukraine montre bien le caractère géopolitique de cet enjeu humain : nous assistons depuis trois mois à une fuite massive des cerveaux ukrainiens qui travaillent dans la cybersécurité (et plus largement des programmeurs, développeurs…), vers les États-Unis ou Israël notamment. Cela pose la question de la place d’un écosystème européen pris en étau entre les écosystèmes américains et chinois. Il y a urgence à s’affranchir de cette forme de dépendance et à s’autonomiser par la formation. Certaines initiatives européennes, et notamment les initiatives françaises comme le campus cyber, sont susceptibles d’améliorer les choses à moyen ou long terme. Les résultats en matière de souveraineté numérique ne seront pas tangibles avant plusieurs années, encore faut-il pouvoir les mesurer et les modéliser. »

4. Comment voyez-vous l’évolution des rapports géopolitiques entre l’Europe et les États-Unis à l’horizon 2030 ?

Julien Nocetti : « Les projections sur 2030 sont envisageables même s’il existe bien sûr une part de risque dans la prospective. La difficulté est de placer le curseur au bon endroit entre une lecture optimiste et une appréciation disons plus pessimiste. Car il existe toute une rhétorique du retard numérique et technologique qui a été développée en Europe depuis des années. Cette mentalité ne participe pas à mobiliser les esprits et les énergies. Or, il faut dépasser ce constat négatif et j’espère que ce sera le cas d’ici à 2030.

Sur l’enjeu fondamental de nos dépendances vis-à-vis des Gafam, il y a différents niveaux de lecture pour se projeter à l’horizon 2030 : ces entreprises ne sont pas à l’abri de contrecoups de la part du pouvoir politique ou de leurs utilisateurs. Nous pouvons très bien imaginer que le groupe Meta soit confronté à une crise profonde due à une désaffection de ses jeunes utilisateurs ou aux mesures prises par le pouvoir politique qui impacteraient son modèle économique. Le groupe Meta peut possiblement orienter sa stratégie vers le métavers, dont on peine selon moi à voir dans l’immédiat les promesses et surtout l’utilité.

Une autre hypothèse, celle de l’apparition de concurrents disruptifs, qui n’est jamais à exclure. Par exemple, l’apparition de Tik Tok s’est faite de façon rapide et a généré une audience conséquente au niveau mondial. Dans ce genre de situation, il y a une emprise des Gafam à l’égard des jeunes start-ups : ils manifestent rapidement des velléités de rachat ou de prises de participation majoritaires.

Il y aura peut-être d’ici à 2030 des entraves de la part des pouvoirs publics, à commencer par les États-Unis. On peut supposer que le Congrès américain prenne des décisions fortes vis-à-vis d’Amazon, de Facebook ou de Google. Non pas pour démanteler ces acteurs mais pour des questions de respect des règles anticoncurrentielles.

Dans une appréciation totalement pessimiste, on pourrait imaginer que les plateformes numériques phagocytent les données souveraines de nos États, dans l’éducation ou dans la santé par exemple. Ce qui poserait des enjeux de respect de la vie privée susceptibles de provoquer des tensions entre les particuliers et ces plateformes. On peut enfin poser l’hypothèse d’une démultiplication de litiges de type Max Schrems, avec des collectifs d’individus vindicatifs, militants, soutenus par des États ou des personnalités politiques. Il y aura peut-être une forme nouvelle de politisation nettement plus accrue autour de ces enjeux. »

5. Pensez-vous qu’en 2030 nous serons parvenus à lutter efficacement contre les processus de manipulation à l’œuvre sur les réseaux sociaux ?

gafam big data objets connectes

Julien Nocetti : « En l’espace de cinq ou six ans, à savoir entre 2011 et les Printemps arabes – les réseaux sociaux permettant aux citoyens de se mobiliser contre les pouvoirs autoritaires – et 2016 – année de l’élection américaine et du scandale Cambridge Analytica –, nous avons pu observer les côtés positifs et sombres de la technologie. Nous risquons d’assister entre 2022 et 2030 à une sorte de jonglage permanent entre la face sombre de la technologie et des aspects plus reluisants, comme la concrétisation de certaines promesses, écologiques notamment.

Nous pouvons très bien imaginer l’apparition de collectifs de lanceurs d’alerte capables, par le biais d’outils numériques, de révéler des abus ou d’apporter une information plus pertinente. Mais ce brouillage entre ces deux faces du numérique pourrait perturber les perceptions de la société : les populations auront du mal à apprécier si l’apport du numérique dans leurs vies est positif ou négatif. »

6. Les objets connectés (IoT), le métavers, intelligence artificielle, autant de nouvelles technologies, de nouveaux usages associés, et autant de nouvelles failles possibles. Quel seront les enjeux à l’horizon 2030 ?

Julien Nocetti : « À chaque fois qu’une technologie de rupture ou émergente est apparue dans le public ou dans le débat stratégique, il y a un effet disruptif comme ce fut le cas pour l’Intelligence Artificielle. Très à la mode entre 2017 et 2018, l’IA a été considérée comme un facteur disruptif au sens le plus fort du terme, en matière technologique et géopolitique, à un moment de fortes tensions sino-américaines.

La 5G est venue ajouter un degré de tension supplémentaire dans cette compétition non seulement commerciale mais de maîtrise technologique entre la Chine et les États-Unis. Il y a aujourd’hui une dimension qui dépasse le seul cadre réglementaire, technologique et industriel et qui prend une tournure géopolitique.

Nous pouvons citer d’autres types de technologies comme le quantique, qui offrirait a priori assez de capacités de calculs pour casser les chiffrements de façon rapide et beaucoup plus nette qu’actuellement. Avec une dualité comme source de tension potentielle : les usages sont non seulement civils mais également militaires.

Enfin, le métavers est plus ‘nébuleux’ car le domaine reste embryonnaire et n’a pas fait l’objet de beaucoup de communication de la part des États. Nous avons une difficulté à nous projeter dans le métavers parce que cela paraît vertigineux. Il y a un enjeu de compréhension du phénomène qui n’est pas si évident que cela car nous avons semble-t-il dépassé le stade de Second Life !

Au-delà des enjeux philosophiques et éthiques, se poseront des enjeux de sécurité très systémiques par rapport à ces technologies, qui rattraperont très vite les initiateurs du métavers et les start-ups qui s’associeront à ces projets. Nous sommes dans une phase de complexification des technologies, de la compréhension des décideurs et des sociétés par rapport au rythme de l’innovation technologique. Des tensions peuvent émerger comme ce fut le cas en Angleterre où des antennes 5G ont été brûlées en avril 2022.

Ce phénomène n’est pas uniquement lié à une dimension strictement militante et écologiste. Il est lié à la difficulté des populations à comprendre le rythme et l’utilité de cette nouvelle technologie. Il ne faut pas que les décideurs européens l’écartent d’un revers de main car cela peut nourrir des mouvements populistes (et dangereux) qui s’approprieront ces questions technologiques. Cela suppose un effort de sensibilisation et d’éducation des citoyens. Et je ne suis pas certain les pouvoirs publics et les décideurs en soient complètement conscients. »

7. Les agressions se multiplient dans le cyberespace français à l’encontre des entreprises, des OIV, des collectivités territoriales ou encore des hôpitaux… Pensez-vous que la France soit armée pour les parer ?

Julien Nocetti : « Je pense que la France est mieux préparée qu’elle ne l’a été. Elle a pris la mesure de toutes les dimensions de la conflictualité numérique avec le volet cyber mais aussi avec l’aspect informationnel qui est aujourd’hui éminent dans la plupart des rapports de force internationaux.

Et, en France, nous sommes bien placés pour le savoir avec la ‘problématique africaine’ au sens large puisque la Russie s’est engouffrée dans la brèche pour essayer d’y substituer son influence à la nôtre. Il y a aujourd’hui une forme de préparation beaucoup plus forte qui associe tout l’écosystème français : le ministère des armées, la diplomatie, le monde économique, la cyber-recherche…

Cela s’est traduit par une multiplication de textes et de doctrines depuis 2017-2018 en matière de cyberdéfense, de stratégie pour l’IA, de lutte informationnelle offensive. La France est plutôt bien placée pour peser sur les normes et sur les documents internationaux élaborés en la matière (à peu près à égalité avec le Royaume-Uni). Mais un palier supplémentaire doit être franchi en matière de ressources humaines.

Le volet humain est primordial, même si différentes actions ont été menées avec la création de formations et des annonces de recrutement de combattants numériques. Les besoins vont être démultipliés à nouveau à l’horizon 2025-2030. Cela suppose un temps d’action très rapide de la part de l’État, en coopération avec le tissu privé, et des moyens financiers importants. Le contexte international, avec les répercussions de la guerre en Ukraine, pourrait dimensionner notre marge de manœuvre. »

>> Consultez la biographie et la bibliographie de Julien Nocetti

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